ENQUÊTE-TÉMOIGNAGES: Les resquilles du train : le jeu du chat et de la souris
Lesoir; le Samedi 8 Decembre 2012Par Sarah
Raymouche
Qui na pas croisé un resquilleur dans un train ou dans un autre
moyen de transport en commun ? Qui na pas vu un de ces «voleurs»
prendre la poudre descampette à la vue des contrôleurs ? Et qui ne les
a pas vus escalader les grillages des gares pour éviter de se faire
contrôler ? Resquiller pour eux est devenu presque une seconde nature.
Ils nen démordent pas même sils ne veulent pas en parler. Dans leurs
témoignages, ils lévoquent à demi-mot.Souhila, fonctionnaire, 45 ans : «Jai été obligée de resquiller»
Evoquer le resquillage auprès des gens nest pas chose aisée. Il
sagit tout bonnement de les interroger sils ont déjà volé. Pour
Souhila qui utilise assez régulièrement le train, le mot fraude ne fait
pas partie de ses habitudes. «Je me disais comment peuvent-ils voler de
cette façon, cest honteux. Je condamnais cette pratique à chacune de
mes conversations sans même chercher à comprendre pourquoi ils ne
payaient pas leur ticket de train. Ceci, sans jamais me douter quun
jour, jen ferais partie», relève cette fonctionnaire en souriant
timidement. Sans pouvoir cacher sa gêne, elle raconte son aventure dans
le resquillage (ou resquille) : «Je me suis levée plus tard que
dhabitude, jai eu à peine le temps de mhabiller et de prendre mon
petit-déjeuner avant de me rendre à la gare des Halles. A peine suis-je
arrivée que mon train a été annoncé. Sans faire attention, jai couru
pour mengouffrer dans la machine. Une fois à lintérieur, je me suis
rendu compte que je navais pas mon ticket. Ce fut un choc pour moi.»
Souhila raconte dans de menus détails comment sest déroulé son trajet
jusquà El-Harrach : «Je me suis mise à regarder les passagers autour de
moi pour voir sils se doutaient que je nai pas payé mon ticket. Je me
suis dit que tout le monde allait remarquer que jai resquillé. Le
trajet ma paru très long. Je suffoquais et je transpirais sans cesse
sans pouvoir me concentrer. La seule chose qui me préoccupait était
comment jallais men sortir? Je minterrogeais si les contrôleurs me
croiraient en leur disant que jai oublié dacheter mon ticket.» A
lannonce de larrivée du train à la gare où elle doit descendre,
Souhila sapproche de la porte de sortie en préparant ses réponses ou un
dialogue fictif. «Cest simple, je tremblais à lidée de me faire
prendre et au scandale qui mattendait.» Marchant le plus rapidement
possible et baissant la tête, elle parcourt les quelques mètres. «En
dépassant lendroit où se postaient dhabitude les agents de sécurité,
jai remarqué quil ny avait tout simplement pas de contrôle. Jai
presque crié de joie et jai continué de presser le pas, ou plutôt
courir.» Depuis ce jour, Souhila a pris une décision radicale contre le
resquillage : un abonnement. «Même si je le ne prends que de temps en
temps, jai préféré mabonner pour ne plus revivre cette mauvaise
expérience. »
Mohamed, retraité, 57 ans : «Faute de qualité de service»
Loin des appréhensions de Souhila, Mohamed (son prénom a été changé,
ndlr) revendique «le droit de resquiller. «Je vous le dis franchement, à
chaque fois que javais loccasion de ne pas payer mon ticket de train,
je le faisais. Pour moi, cest comme une sanction.» Pour ce retraité,
notamment avant la mise en circulation des trains électriques, ne pas
payer son ticket est considéré presque comme un «acte citoyen». «Il ny
a aucune prestation ou service qui mérite dêtre payé. Il ny a pas de
sécurité dans les gares, encore moins dans les trains. Cest sale
partout.
«Je nai pas de travail, je ne fais rien de toute la journée sauf
tourner en rond entre les différentes gares. Pourquoi alors je payerais
un ticket de train ? Pourquoi je payerais lEtat alors quil na rien
fait pour moi ?»
Les abris sont inexistants. Les trains sont mal entretenus.» Nous
lui faisons remarquer quen ne payant pas son ticket, lentreprise
chargée de lentretien des trains ne pourra jamais améliorer ses
prestations. Mohamed nen démord pas : «Ce nest pas un argument
valable. LEtat a investi de largent sans changer quoi que ce soit.
Cest une revanche pour moi de ne pas payer. Un point cest tout.»
Fayçal, sans emploi, 26 ans : «Et pourquoi je payerai ?»
Chaussé de baskets, vêtu dun jogging, capuche sur la tête, Fayçal
est un jeune chômeur qui prend régulièrement le train, sans le sou. «Je
connais très bien les gares. On peut dire que jy suis presque né», note
avec sourire cet habitant dEl-Harrach. Fayçal utilise ce transport en
commun tous les jours sans rien débourser. «Je suis un resquilleur
avéré. Dans un train, je me sens comme chez moi et je le fais savoir»,
relève- t-il fièrement. Comment échappe-t-il aux contrôles ? Pour lui,
cest très simple : «Il suffit de sortir du train parmi les premiers. Il
ne faut pas emprunter les sorties standards mais se faufiler entre les
grilles. De cette façon, je ne me fais jamais prendre.» A la question de
savoir pourquoi il ne paye pas son ticket, il rétorque avec véhémence :
«Je nai pas de travail, je ne fais rien de toute la journée sauf
tourner en rond entre les différentes gares. Pourquoi alors je payerais
un ticket de train ? Pourquoi payerais-je lEtat alors quil na rien
fait pour moi ?»
Salim, fonctionnaire, 37 ans : «Je ne fais rien de mal»
Salim fait aussi partie des resquilleurs habituels. Pourtant, il est
loin du profil commun. Contrairement à Fayçal, il occupe un emploi à
plein temps. Il sort de chez lui chaque matin pour se rendre à son lieu
de travail, et pour cela, il a choisi le train. «Dans lentreprise qui
memploie, aucun collègue ne prend le train. Donc, je suis sûr que
personne ne me verra resquiller. De ce côté-là, je suis rassuré.» Pour
sortir de la gare, Salim utilise la même technique que Fayçal. Il
sengouffre entre les grilles des gares pour ne pas faire face aux
contrôleurs. Salim répond assez évasivement à nos questions qui se
précisent : «Cest vrai que je me sens assez honteux de ne pas payer mon
ticket mais je considère que je ne fais rien de mal. Je ne vole
personne. Je veux dire je ne vole pas une entreprise privée.» Ses
explications sont assez confuses : «Ce que je veux dire cest que je ne
prive pas une personne de son salaire. Je ne paye pas lEtat, et
jestime de ce fait que je ne commets aucun délit. Il sagit de la même
chose que pour lélectricité ou pour leau.» En lui expliquant que dans
les trois cas de figure, cela relève également du vol, Salim reprend sa
tirade mais par une autre explication : «Je suis mal rémunéré et ne pas
payer mon ticket de train me permet tout simplement de faire un peu
déconomies. Je suis convaincu que je ne fais rien de mal.»
Categorie(s): soirmagazine
Auteur(s): lesoir